L'implantation de la Seigneurie d'Englisberg et son château, décrit par maints historiens qui en ont encore vu les ruines, correspond exactement aux conditions historiques propres à la fondation des quelque 200 villes du plateau suisse aux XIIe et XIIIe siècles. Le Duc de Zaehringen dote maints chevaliers. Ils ont mission de défendre la ville. Passage obligé sur un des gués de la Sarine, place de marché et centre de collection d'impôts et autres taxes fiscales, Fribourg est ce fer de lance implanté contre l'expansion de l'évêque de Lausanne puis de la Maison de Savoie qui lui succède.
Les conditions de telles implantations nobiliaires et militaires sont mieux connues à travers les exemples d'Illens et Arconciel.
Selon Gonzague de Reynold, le Prince octroie les droits sur les forêts et les terres non bâties. Il réserve les droits existants. Ces droits sont à chercher chez les feudataires héritiers des Glâne. A travers les Aarberg-Neuchâtel, les d'Estavayer ont très probablement hérité de ces droits. Apollinaire Deillon affirme qu'Henri, fils de Guillaume d'Estavayer, possédait les droits de seigneur-suzerain et "percevait chaque année une obole d'or rachetable par cinq sols lausannois et à chaque changement de seigneur un faucon rachetable aussi par quatre livres lausannoises".
En 1231, Albert de Ricasperg donna "une rente de 8 coupes de froment au couvent de Hautcrêt, à prélever sur sa terre près de la route et du pont d'Azje" (Agy). Cet acte de dotation est consenti en faveur de son fils, qui se fait moine. Cette donation prouve les imbrications des droits féodaux possédés par de nombreuses familles sur une même terre.
Le Château d'Englisberg (dont les fondations furent retrouvées lors de la mise en place du pont de l'autoroute) s'élevait au bord d'un précipice, sur la rive gauche de la Sarine, face à l'ermitage de la Madeleine. Il empêchait tout contournement de la ville, tant commercial que militaire.
La seigneurie englobait le bassin du Lavapesson jusqu'à la porte de Morat, les monts de la Faye, de Rionda Raspa jusqu'à la rivière de la Sonnaz avec le territoire de Cormagens. Vers l'ouest, les limites allaient au-delà des forêts de Moncor, de Givisiez et de Lossy jusqu'à La Corbaz.
En 1290 : le village de Givisiez et les droits d'avouerie et de patronage de l'église changent de propriétaire.
"Dans le mois de septembre 1290, Guillaume d'Englisberg, avec le consentement de son frère, le chevalier Nicolas d'Englisberg, vendit à Pierre Cortaneir et à Pierre Mercier, bourgeois de Fribourg, le village et tout le territoire de Givisiez (Juvensie) avec ses droits, ses tenanciers, ses hommes, etc., tel qu'il en avait été investi et qu'il l'avait joui" (prout hactenus cum suis pertinentiis omnibus in neam duxi pacificam vestituram)". Cet important document ne donne pas le nom du seigneur suzerain, mais d'autres actes nous apprennent que c'était Henri, fils de Guillaume d'Estavayer .
En 1317 : le Sire de Billens "... vend la quatrième part du château d'Englisberg, sa quatrième part des forêts et des propriétés situées dans le territoire de Granges et du château d'Englisberg depuis l'eau de la Sarine à la route dite La Wala de Juvisie" .
En 1320 (le 24 déc.), l'hôpital de Fribourg acquiert deux autres parts des mêmes propriétés.
D'Estavayer "Par acte du 3 février 1298, P. Cortaneir confesse tenir de noble Henri, co-seigneur d'Estavayer tout ce que noble Guillaume d'Englisberg tenait en fief de feu Guillaume d'Estavayer, en la cour de Juvisie, plus l'avouerie de l'église et la justice temporelle".
A quelle époque les seigneurs d'Estavayer avaient-ils acquis le droit de justice à Givisiez ? Depuis quand possédaient-ils la souveraineté de cette localité ? L'origine de ces droits se perd dans la nuit des temps.
Après la vente de 1290 concernant le village et les droits de patronage, on ne trouve plus trace de la famille Mercier. En revanche, les droits de la famille Cortaneir sont encore mentionnés en 1396.
Au cours du XVe siècle, Louis d'Affry épouse Catherine (1493), fille d'Othon d'Avenches. Descendante des Cortaneir, Dame Catherine apporte en dot la moitié des droits de seigneurie du territoire de Givisiez qui entre ainsi dans le patrimoine des d'Affry. L'autre moitié des droits sont en possession de la famille Du Terraul. La femme de Jean Du Terraul, Elsi de Wickenthal, les avait hérités de son premier mari, Jean Brassa . Par acte de 1503, les du Terraul et les d'Affry renoncent aux droits de patronage de l'église.
De nombreuses sources mentionnent la présence d'une tour à Givisiez au XIIe siècle. Cela peut laisser supposer un ensemble fortifié, défendant l'accès nord à la ville de Fribourg.
Les anciennes chroniques relatent la guerre meurtrière que Berne, unie à la Savoie, livra à Fribourg au début de l'an 1448. Le 6 janvier, les Fribourgeois attaquèrent leurs ennemis sur la route de Givisiez et tuèrent 400 hommes sur la colline du Guintzet. La destruction de la fortification de Givisiez date peut-être de cette époque.
Les restaurations, menées au Manoir de Givisiez de 1987 à 1990, ont permis la mise à jour de quelques vestiges. Le mur ouest du Manoir, large d'environ 1 mètre, semble avoir été édifié sur les anciennes fondations qui comportent un fruit important. D'autres soubassements, à l'angle nord-ouest de la propriété, sont apparus lors du creusage des garages.
A l'angle oriental de la propriété, un accident du terrain laisse présumer de la présence d'enceintes médiévales, celles des sires de Givisiez, mentionnées aux XIIe et XIIIe siècles.
La construction du manoir actuel, qui porte au linteau de la porte principale la date 1539, peut être attribuée à François Ier d'Affry et son épouse Elisabeth de Cléry.
L'essentiel de la structure de ce bâtiment a été conservé : il consiste en une bâtisse rectangulaire d'un étage sur rez-de-chaussée, abritée par un toit en bâtière à deux pans coupés.
Façade est
L'angle nord-est n'a subi que des modifications mineures. Au rez, deux fenêtres géminées flanquent le portail. Au premier étage, le hall est éclairé par deux grandes baies à meneaux cruciformes.
L'angle sud-est est structuré par un cordon réglant l'horizontale de la tablette des fenêtres. Le soubassement, conformément au style renaissant, avait ses assises soulignées d'un appareil peint.
Façade sud
La partie orientale est restée intacte. Au rez-de-chaussée, un triplet à baie centrale surélevée et une porte à linteau droit s'inscrivent dans le carraudage original. A l'étage, les six percées sont regroupées en deux ensembles rythmés de quatre et deux baies séparées par des meneaux étroits.
La partie occidentale présente un carraudage différent ; les blocs plus grands témoignent d'un autre chantier. Au rez-de-chaussée, une nouvelle porte donne un accès direct à la pièce d'angle. A l'étage, un triplet à baie centrale surélevée est encore lisible dans les joints du carraudage. Quant à l'angle sud-ouest, il était vraisemblablement aussi structuré par un cordon identique à celui de la façade sud.
Plus tard, les fenêtres à croisillons ont été remplacées par des baies où alternent les pleins et les vides. Dans l'ancien mur fermant la bâtisse à l'occident, deux percées modernes ont été ouvertes.
Façade nord
L'analyse dendrochronologique des poutres du plafond et du plancher de la "salle Vogelsang" a montré que cette partie du manoir a été construite de 1578 à 1580. S'il est impossible de préciser quelles ouvertures éclairaient cette partie de l'édifice, on distingue en revanche, à l'emplacement de la porte actuelle, les traces d'un triplet à baie centrale surélevée.
Deux éléments laissent supposer qu'à la fin du XVIe siècle, le salon occupait l'angle nord-est de l'étage :
1. les vestiges noirs d'une frise à motifs stylisés ont subsisté. Ils sont encore lisibles à plusieurs endroits, tant sur la façade nord du bâtiment que dans le salon, sous le décor réalisé par Michael Vogelsang vers 1660. 2. deux vitraux, provenant du manoir de Givisiez, ont été acquis en juillet 1907 par le Musée des Beaux-Arts de Fribourg pour la somme de Fr. 1'200.-
Le premier aux armes des Praroman :
"J(unker) Christoffell von Perroman, 1577"
Le second, aux armoiries d'alliance Praroman - d'Affry, porte en cartouche la
devise suivante :
"CONCORDIA RES MAXIMA CRESCUNT VERO-DILABUNTUR"
"J(unker) Petter Von Perroman Und F(rau) Elsbeth Von Affry Sin Gemachell, 1580"
On en a déduit qu'à la fin du XVIe siècle, le manoir appartenait aux Praroman . Une autre hypothèse est à envisager. Selon une coutume souvent attestée, des vitraux d'amitié ont pu être offerts, à l'occasion de la transformation du château, par les Praroman à Louis d'Affry, leur parent .
Dans l'histoire de l'architecture fribourgeoise, le manoir de Givisiez s'inscrit à l'apogée de la Renaissance. La construction de l'Hôtel de Ville est achevée depuis 1530. Gilian Aetterli et Hans Felder ont défini les principes de la bâtisse avec toit en bâtière. Ils ont donné aussi toutes les formes de fenêtres à meneaux qui vont rester de mode jusqu'au XVIIe siècle.
Au manoir d'Überstorf, en 1505, l'architecte avait choisi un type de circulation à deux couloirs perpendiculaires. Barberêche, construit de 1522 à 1528 pour la famille de Praroman, a été très lourdement dénaturé à l'époque néogothique. Il ne peut guère servir de référence.
Une nouvelle typologie, où l'accent décoratif est porté sur la façade étroite couronnée par un arceau, apparaît, en 1560, au château de Corbières .
Chacune de ces résidences d'été marque l'évolution artistique du canton grâce aux goûts, aux relations des commanditaires et aux artistes qu'ils engagent.
La typologie intérieure et la disposition fonctionnelle du manoir renaissant de Givisiez sont hélas impossibles à préciser. Nous ne connaissons ni les circulations verticales, ni la distribution des services et de l'habitat. En revanche, la tourelle d'aisance semble être restée à son emplacement original sur la façade nord.
La galerie à colombage comporte une double fonction. Elle abrite les chars, carrosses et chaises à porteurs, qui permettent de gagner la ville toute proche. Elle sert aussi de corridor, reliant l'escalier à colimaçon et les appartements. Les six axes, scandés par des piliers de chêne, sont parfaitement mis en valeur par les rythmes du colombage.
La tourelle d'accès est marquée par un portail à pilatres cantonnés, supportant un fronton brisé, qui témoigne déjà de l'esthétique baroque. Afin d'assurer une certaine unité de style et accorder sa création à l'immeuble principal, l'architecte conserve les fenêtres à triplet. Mais leurs proportions plus élancées prouvent une mutation du goût.
Les deux tourelles à encorbellement et panneaux défoncés en allègent la masse qui prend un aspect plus gracieux.
Le grand salon, signé par Michael Vogelsang vers 1660, montre les goûts et le raffinement des propriétaires du XVIIe. On peut, sans grands risques, voir en Jean-Louis d'Affry le commanditaire de l'oeuvre. Après une carrière de capitaine au service de France, il est nommé sénateur de Fribourg en 1656 .
Si Givisiez conserve la plus prestigieuse exécution de ce type de décor dans le canton de Fribourg, il ne peut cependant pas être considéré comme un jalon dans l'évolution du goût. Cette même typologie avait été adoptée au petit salon de Cressier quelques années auparavant.
Au XVIIIe siècle, le manoir d'Affry perd de son intérêt. Nicolas Alexandre d'Affry, de la branche cadette, édifie, face à l'église, un autre château. Par donation, celui-ci revient en 1708 à la branche aînée. Mais le manoir restera l'une des nombreuses résidences d'été de la famille d'Affry.
Au XIXe siècle, la vie sociale à Givisiez fut fort brillante : on appelait les trois châteaux (d'Affry, de Boccard et Von der Weid) "Le Trianon fribourgeois".
Givisiez eut son heure de gloire lorsque Louis d'Affry fut nommé, en 1803, premier Landamann de Suisse ; en été, la famille d'Affry recevait dans sa maison de campagne de Givisiez tout ce que Fribourg comptait d'émigrés illustres et de patriciens fribourgeois. Mme Louis d'Affry, née de Diesbach Steinbrugg, aidée de ses trois filles Elisabeth (Mme de Villardin), Julie et Marie-Anne, et de sa belle-soeur Mme Veuve d'Affry née Gigot de Garville, y tenait salon.
Au début du XIXe siècle, Marie-Anne Elisabeth (Ninette) d'Affry, fille du premier Landamann de Suisse, épousa Hubert de Boccard et le manoir passa dans le patrimoine des de Boccard .
Dans les châteaux de Givesier , on menait une existence champêtre : "Quand il fait beau, on chasse, on pêche, on fait de grandes promenades en char à banc... s'il pleut, on traque les escargots avec une grande cuillère de bois fixée au bout d'une latte ou bien l'on s'assemble dans la chambre de la maîtresse de maison pour causer, lire à haute voix, dévider des écheveaux ou casser des noisettes" .
Madame Charles d'Affry, née de Maillardoz, eut également un salon fréquenté par les beaux esprits de l'époque . Ses filles, Adèle d'Affry (duchesse Colonna di Castiglione, plus connue sous son nom d'artiste "Marcello") et Cécile (Baronne d'Ottenfels) - l'une sculpteur, l'autre poétesse - contribuèrent au renom de Givisiez.
Enfants, Adèle et Cécile d'Affry aimaient à traverser la rue pour jouer dans la cour du manoir, propriété de leur cousin Roger de Boccard .
De nombreux passages des "Carnets" de Marcello parlent de la vie en été dans les résidences de Givisiez.
Imaginons ces dames de la bonne société. Délaissant le grand salon au Nord, elles se sont réunies dans la salle des Chevaliers de l'aile est (actuelle "salle du Conseil"). Les fenêtres au sud permettent de surveiller les enfants jouant dans la grande cour .
Quant à l'oriel, quel poste d'observation ! De là, l'oeil court jusqu'au bois de la Faye, Granges-Paccot, Fribourg et les Préalpes. On peut donc surveiller la campagne et annoncer le retour des chasseurs. L'oriel offre aussi un refuge à qui veut chuchoter une confidence.
Sur l'actuelle pelouse, on construit une "serre aux fleurs" (13,15 m x 5,25 m x 2,35 m) et un "cabinet des oranges" (3,80 m x 3,50 m x 2,90 m) 2). Au fond du jardin un petit pavillon accueillait les promeneurs. La galerie à colombages, ouverte, servait de remise pour les calèches et d'endroit où déposer le gibier en rentrant de la chasse.
Au XIXe siècle, l'angle sud-ouest du Manoir est flanqué d'une terrasse à laquelle on accède par un escalier métallique. Les fenêtres à croisillons de la chambre du premier étage sont remplacées par des portes-fenêtres.
A plusieurs reprises, la résidence d'été de Boccard accueillit des religieux chassés de France par les lois anti-cléricales . Ainsi, en 1830, mère Barat , fondatrice des Dames du Sacré Coeur, résida au manoir. Pendant son séjour, elle chercha, dans les environs de Fribourg, une résidence pour y fonder un noviciat : son choix se porta sur Middes.
En Suisse aussi, certains tenants du parti libéral s'offusquaient du trop grand nombre de communautés religieuses et de leur puissance. Si, à Fribourg, la loi du 20 juillet 1798 interdisant aux couvents de recevoir des novices avait été abrogée en 1803, les tensions entre radicaux et conservateurs restaient vives. Elles l'étaient encore plus dans la Confédération.
Un article du Pacte Fédéral de 1873 interdit "la fondation de couvent ou n'importe quelle sorte d'établissement dans lequel on mènerait une vie de communauté".
En 1880, les héritiers de Mlle Antoinette de Boccard (tante Mimi) louèrent le manoir et, au mépris de la loi fédérale, signèrent un bail de deux ans avec les Frères Maristes.
Le salon Vogelsang devint la chapelle. Les nymphes décorant les murs donnaient-elles des distractions aux jeunes gens ? Les Pères recouvrirent les parois de toile de jute !!! Seul le plafond fut épargné.
Douze Pères et cinquante élèves occupaient la maison quand, en janvier 1882, le Conseil d'Etat ordonna, en application de la loi fédérale, la dissolution de la Communauté. Les religieux devaient obtempérer dans un délai de quatre semaines. En cette période préélectorale, on ne trouva pas le moyen de fléchir le gouvernement radical. Cependant, après maintes interventions de leurs amis, les Maristes obtinrent un sursis jusqu'à la fin de l'année scolaire. En été, les religieux quittèrent le manoir. Ils établirent leur scolasticat en Espagne.
La famille de Boccard installa l'électricité au château et l'occupa jusqu'en 1903.
Au début du XXème siècle, la loi Combes contraignit de nombreuses communautés religieuses à quitter la France. Le décret touchait principalement des Ordres se vouant à l'enseignement. Plusieurs trouvèrent refuge à Givisiez et, en infraction aux lois fédérales et cantonales, y ouvrirent des écoles.
En mars 1903, deux Frères de l'Instruction Chrétienne de Saint-Gabriel, venus de Clermont, cherchaient à louer, dans la région de Fribourg, une grande maison pour y établir un noviciat
Leur choix se porta sur La Chassotte, malgré son prix de location élevé : Fr. 3'000.- à Fr. 4'000.- l'an. Mais la décision tarda et les Fidèles Compagnes de Jésus réussirent à acquérir La Chassotte. Elles en firent un pensionnat de jeunes filles.
L'ancien propriétaire de La Chassotte signala aux Frères de Saint-Gabriel que le "Château de Boccard" était à louer. Au même moment, M. de Boccard leur écrivit, proposant sa maison.
"Je crois vous être agréable en vous proposant mon château de Givisiez que vous avez dû voir en allant à l'église. Une maison, à droite, en arrivant au village, avec deux tourelles. Il y a vingt pièces et un grand jardin clos, lumière électrique, serre. La maison est entourée de murs. Bien que j'en demanderais un prix de vente supérieur à celui de La Chassotte, je vous la louerais à 2'500 francs.
Je suis à votre entière disposition pour tous les renseignements que vous désireriez. Je ne suis en pourparlers avec personne d'autre, et je vous donnerais la préférence, mon cousin m'ayant dit qui vous étiez et quelles relations agréables il se réjouissait d'avoir avec vous…
Le Frère Apollinaire et le Frère Maurice vinrent, à la fin avril, visiter la maison et négocier le bail. Voici la description des lieux :
"Elle s'appelle le château Boccard ; le nom est riche, mais la maison ne l'est guère : un portail antique et quelque peu solennel, dont le cadre est tout entier de lierre et de vigne vierge, une petite cour rectangulaire, une maison aux murs épais qui embrasse avec amour un vieux mûrier et que tapisse en serpentant une superbe vigne, quelques chambres dont le fourneau, système particulier de chauffage en Suisse, fait le plus bel ornement, un grand passage couvert qui ne nous mettra guère à l'abri du froid, mais qui conduit dans une tourelle, dont les petites chambres seront : sacristie, dortoirs, classes, etc. Devant la maison, ou le château, comme vous voudrez, un grand jardin et une belle serre ; tout au fond, un frais bosquet, dont les blancs seringats font au printemps la plus délicieuse parure, et, dans un coin du bosquet, un petit pavillon, où s'établira la cordonnerie modèle du bon Frère Crépin. Vous savez tout…
La maison est convenable, entourée de murs, proche de l'église. Un jardin de 20 à 30 ares est attenant, fertile, contenant un bon nombre d'arbres fruitiers de toutes sortes, en espaliers surtout…
Un fermier doit fournir la quantité de fumier nécessaire pour engraisser le terrain…
La maison sera appropriée, mise en bon état. Un système de chauffage est installé de manière à chauffer tous les appartements. Ce sont de grands poêles de faïence que l'on chauffe au bois ou à l'anthracite : l'utilisation en est très économique et distribue partout une bonne chaleur…
Dix-sept lampes électriques éclairent les appartements moyennant la somme annuelle d'une centaine de francs...".
D'autres détails encore indiqués militaient en faveur de l'installation des Frères à Givisiez : eau d'alimentation, de lavage et d'arrosage, une grande serre où l'on pourrait faire des semis de fleurs et des boutures pour la vente, bon nombre de servitudes : hangar, ateliers, basse-cour, décharges, caves…
Au début mai, le déménagement de la famille de Boccard commença. Tandis que le Frère Apollinaire retournait à Clermont rendre compte de sa mission, le Frère Maurice procédait aux premiers aménagements de la maison et des jardins. Bientôt, un autre Frère et quatre novices vinrent l'aider. Ce petit groupe aurait oublié de se nourrir si Mme Hubert de Boccard n'y avait veillé. Elle se fit, pour quelques semaines, la cuisinière du château.
Le bail fut signé le 10 août 1903, pour 3 ans, à dater du 10 mai 1903, moyennant une location annuelle de Fr. 2'500.-, payable par trimestre.
La vie de la communauté s'organise rapidement. La discrétion est de rigueur et tous, religieux et novices, sont en habits laïcs. Ils travaillent tant à leurs études qu'aux travaux manuels : jardinage, entretien et rénovation de la maison. Les diverses dépendances, jardins potagers, serre, poulailler et porcherie, leur permettent de subvenir à leurs besoins. Chaque recoin de la maison est occupé.
En 1904, un envoi de matériel à la Communauté de Saint-Gabriel à Givisiez attire l'attention de la chancellerie fédérale. Quel mépris de la Constitution ! Le Conseil d'Etat fribourgeois, rappelé à l'ordre, est contraint de sévir.
Mais Fribourg, "La République Chrétienne" est régentée par Georges Python, Conseiller d'Etat. Il trouve le moyen de tourner l'intention du législateur. Sa réponse à "Berne" est un chef-d'oeuvre de machiavélisme politique. Il suffit de rebaptiser l'Institution des Frères qui devient le "Pensionnat de Boccard" !
A la fin de l'année 1905, devant l'alternative, reconduire le bail pour une période de trois ans ou le dénoncer, le Supérieur des Frères de l'Institution Chrétienne décide de transférer la communauté de Givisiez en Belgique bien que ses gens se soient attachés à la région et à ses habitants. Ultime marchandage, M. de Boccard propose d'abaisser le prix du loyer à Fr. 1'500.- l'an. Mais la décision du Supérieur est maintenue.
En mai 1906, un premier groupe des Frères de Saint-Gabriel quitte la Suisse et, en août, le reste des locataires le suit.
Le manoir ne reste pas longtemps inoccupé. Les Missionnaires de Saint-François de Sâles le louent en 1907 pour y installer un Juvénat. Le bail sera de 15 ans et la location de Fr. 3'500.- par an.
Mais, le logis est trop petit. M. de Boccard accepte que la maison soit transformée : le devis des travaux est de Fr. 50'000.-, dont Fr. 30'000.- sont à la charge du propriétaire, M. Hubert de Boccard. Mais le coût atteindra finalement quelque Fr. 100'000.- .
Les transformations de 1907
1. Bâtiment principal
La décision d'augmenter le volume habitable et de l'adapter aux besoins d'une maison d'éducation aura sur le château d'Affry un impact regrettable. Le projet retenu rehausse le bâtiment principal d'un étage, tout en conservant la grande toiture en bâtière. Les sablières passent du niveau des tablettes de fenêtres au-dessus des couvertes. Les chevrons et les arbalétriers semblent avoir été intégralement conservés.
Façade occidentale
Le rez-de-chaussée, éclairé par deux fenêtres à couvertes cintrées, voit s'ouvrir deux nouveaux percements : une fenêtre semblable à celle existante et une porte-fenêtre à couverte cintrée élargie.
Les trouées des premier et deuxième étages demeurent inchangées. En revanche, les plafonds des appartements du second étage sont rehaussés. Le pignon s'éclaire de deux percées dans l'axe du faîte. Constatons que cette intervention, conforme aux règles en vigueur en ce début du XXe siècle, est accordée aux éléments existants.
Façade méridionale
Manifestement, l'architecte se trouve embarrassé par une intervention antérieure mal comprise. Dans la diversité des formes du gothique tardif, il ne se résout pas à un choix clair. Au premier étage, il ignore les baies à meneau pour se régler sur les trouées banales de l'angle ouest. Il se contente de les répéter à l'étage supérieur.
Façade orientale
Bien que trop lourdement instrumentée, la façade témoigne d'un parti plus clair. Au rez, le vide d'une fenêtre à meneau est copié et encadré d'une modénature identique. A l'étage, le quadruplet sert de modèle à une grande baie cruciforme. Au deuxième étage, la porte du galetas est bouchée. Trois doublets, correctement axés, donnent l'illusion d'un ensemble homogène, impression confortée par la double ouverture des combles reportée sous le pan coupé.
2. Aménagements intérieurs
Les nécessités fonctionnelles d'un internat conduisent l'architecte à supprimer la triple circulation verticale héritée d'ajouts aléatoires. Hélas, le remède est pire que le mal. L'antichambre, à l'est, est cloisonnée. Le corridor transversal est entièrement obstrué par un escalier. A l'ouest, la très ancienne salle du rez-de-chaussée est divisée. Heureusement, le plafond gothique, peint, est sauvegardé. Deux chambres exiguës sont créées en prolongation de la façade. Elles donnent sur une terrasse du plus mauvais effet.
Le salon Vogelsang est transformé en chapelle dont l'autel occupe la place de la cheminée. Les murs du salon Vogelsang resteront recouverts de toile de jute jusqu'en 1936.
3. Bâtiment baroque
Façade sud
Afin d'augmenter le volume de l'ancienne remise, l'architecte décide d'avancer le colombage et de l'aligner sur le front de la tourelle. Cette option, respectueuse de la substance historique autant que des formes, est assez surprenante pour l'époque. Les deux nouvelles fenêtres sont dessinées avec un soin tel que le contre-coeur est enrichi d'un losange identique au modèle original.
La façade arrière n'a pas eu les mêmes égards. Les dortoirs du premier exigent un redoublement de percées. Seul le triplet central est respecté. La toiture de la salle Vogelsang est aussi surélevée. On ouvre, au-dessus, quatre petites fenêtres. A l'arrière, on construit un toit en appentis du plus mauvais goût.
En 1920, les Missionnaires de Saint-François quittent le Manoir et la propriété est mise en vente..
Le "château de Boccard" est vendu en 1920. Officiellement, les nouvelles propriétaires sont Mmes Souchu Georgine Héloïse, Cavaille Marie et Darchu Lucienne . Derrière ces prête-noms se profilent les Soeurs Franciscaines de Blois. Elles s'installent au manoir, qu'elles transforment en clinique et, plus tard, en pension de famille - maison de repos : "la Pension Sainte-Marie", propriété de l'Association Sainte-Marie .
Les religieuses aménagent l'intérieur. En 1936, les poêles de faïence, "principaux ornements" des pièces, sont remplacés par des radiateurs, moins encombrants et plus fonctionnels. C'est vraisemblablement à la même époque que les toiles de jute, fixées sur les murs du salon Vogelsang, ont été enlevées. Heureuse décision !
D'autres transformations, effectuées de 1936 à 1960, sont moins esthétiques : de nombreuses dépendances sont ajoutées au bâtiment.
Des annexes sur trois niveaux, dans l'angle nord-ouest, masquent presque complètement les façades du salon Vogelsang. De plus, elles sont recouvertes de tôle !
Deux nouveaux balcons "ornent" la façade occidentale et les portes-fenêtres se multiplient. A la façade nord, un bûcher et des réduits en bois viennent s'adosser. Les Soeurs construisent aussi un solarium .
La Maison d'Affry, monument historique
En cette seconde moitié du siècle, la Suisse tente de préserver les bâtiments témoins du passé. Par un arrêté du 14 mai 1973, le Conseil d'Etat classe la Maison d'Affry monument historique.
Le Consortium de la zone industrielle du grand Fribourg (CIG) acquiert la propriété en 1974. Elle devient une résidence pour personnes âgées, "Le Manoir SA", gérée par M. et Mme Henchoz.
En 1981, le CIG met en vente le manoir, avec le terrain attenant de 12'082 m2. La commune de Givisiez a un droit de préemption sur ce symbole de l'histoire du village mais elle n'est pas le seul acquéreur possible. Un groupe de personnes travaillant au Manoir SA créent "l'Association du Manoir" qui désire acheter la propriété pour la "consacrer définitivement aux personnes âgées. Au cas où ce ne serait plus le cas, elle serait cédée à la commune" .
De plus, une rumeur persistante laisse entendre qu'un groupe de Fribourgeois voudrait acquérir la propriété pour y installer une école Steiner (anthroposophes).
Les tractations commencent entre le CIG et la commune de Givisiez. La population du village est appelée à se prononcer sur l'acquisition de la propriété. Lors de l'assemblée communale du 28 juin 1982, le vote est favorable : 124 oui contre 24 non . Dès cette date, le Manoir appartient à la commune de Givisiez. De 1982 à 1987, "Le Manoir SA", bien qu'il se vide peu à peu de ses pensionnaires, continue à être exploité sous la direction de Mlle Berset. La tourelle retrouve l'affectation de 1907 : des salles de classe. L'une d'elles est affectée à la bibliothèque municipale.
En 1987, la restauration du Manoir commence.
L'affectation du Manoir de Givisiez à une résidence pour personnes âgées a donné l'occasion d'une restructuration totale. La construction d'une annexe moderne et fonctionnelle, dont les volumes harmonieux sont adaptés à l'environnement, a permis d'alléger le programme. Une intervention douce n'était pas envisageable, compte tenu des méfaits subis antérieurement.
La restructuration intérieure a été précédée d'une campagne de sondages. Bien que superficiels, ceux-ci ont évité aux bâtiments les avatars inhérents aux interventions brutales. Les subsides de l'Etat et de la Confédération ont également permis la restauration des décors originaux. Ainsi, la salle Vogelsang est redevenue l'un des témoins marquants du style en vigueur au XVIIe siècle.
Les architectes Passer et Sauterel ont pris le parti de débarrasser les volumes originaux des ajouts accumulés au cours des siècles. L'amélioration la plus sensible a d'abord touché le hall d'entrée, avec son plafond au "point de Hongrie" et l'escalier dont la rampe a retrouvé sa forme originale. La salle gothique a repris ses dimensions du XVIe siècle. Au premier étage, le plafond à caissons (pièce d'angle sud-ouest) a été déplacé dans le hall.
Les interventions sur les façades arrière ont visé au même effet : retrouver l'aspect original du bâtiment.
La salle seigneuriale, construite vers 1580, possède des peintures murales remarquables , réalisées vers 1660 par Benédikt Michael Vogelsang de Soleure. Marc-Henri Jordan en a découvert la source iconographique dans les gravures de Jean Lepautre (1618-1682 ) .
On attribuerait l'idée de ces emprunts au commanditaire Jean-Louis d'Affry, alors en service à Versailles, si l'artiste actif à Soleure, résidence de l'ambassade de France, n'avait utilisé fréquemment, dans sa ville comme à Berne, ces modèles fort en vogue à l'époque.
La relative fragilité de cette technique a rendu ce type de décors rares aujourd'hui en Suisse, ce qui leur donne encore plus de valeur.
Le restaurateur d'art Stefan Nüssli, a su redonner à la "Salle des Chevaliers" et au grand salon du manoir de Givisiez l'éclat qu'ils avaient au XVIIe siècle.
Plafond
Dans la décoration du plafond, l'artiste soleurois oppose les tons chauds aux tons froids. Sur un fond d'ocre-jaune, il dessine en bleu et blanc ses motifs en trompe-l'oeil : rinceaux et grotesques à l'italienne. Son génie est d'avoir inversé les valeurs traditionnelles du proche et du lointain. L'effet plastique est amplifié par l'ombre portée soulignée d'un trait orangé.
Quatre médaillons ornent le plafond. Autour de l'armoirie arborant un lion, le phylactère porte la signature de l'exécutant BENEDIKT MICHAEL VOGELSANG. Un autre médaillon porte deux têtes, peut-être celles du couple des commanditaires. Hélas, l'inscription est devenue indéchiffrable. Deux autres tondi, sans inscription, portent les profils d'un homme et d'une femme.
Parois
Quatre panneaux, structurés horizontalement par des poutraisons, forment un ensemble cohérent. Ce choix délibéré du nombre "4" paraît symbolique : quatre saisons ou quatre éléments. La localisation des sujets semble en revanche aléatoire, sans références directionnelles.
1. A l'ouest : l'Air ou le Printemps
Flore, déesse des jardins, paraît couronnée de fleurs. Elle tient un bouquet dans ses mains. Au-dessus d'elle, deux angelots soutiennent des cornes d'abondance. De la profusion florale émanent les parfums. L'ensemble suggère ici l'allégorie de l'Air. Depuis Botticelli, Flore, sous le souffle des vents, symbolise aussi la renaissance de la nature ranimée par les effluves du renouveau.
2. Au nord-ouest : l'Eau ou l'Automne
Bacchus, tenant un cep de vigne, est couronné par des angelots. Des guirlandes de fleurs et de fruits l'entourent. Deux cariatides semblent porter de leurs bras la poutre centrale soutenant le plafond.
3. Au nord-est : le Feu ou l'Hiver
Un médaillon couronné contient un "pot à feu". Au-dessous, une nymphe brandit une torche enflammée et un amour expose un chien à la flamme. Doit-on voir dans les feuilles de chêne une allusion à la carrière militaire du commanditaire ?
4. A l'est : la Terre ou l'Eté
Apollon, couronné de blé, tient un rameau d'olivier. Au-dessus, un médaillon, cerné de feuilles de laurier et contenant une gerbe de blé, symbolise la gloire et l'abondance.
Plusieurs des panneaux portent des cornes d'abondance.
Deux autres panneaux, décorés de vases avec des fleurs à profusion, encadrent la porte donnant sur la terrasse construite en 1907.
Au bas de quelques panneaux décorés par Vogelsang en 1660, paraissent encore les traces de la décoration de la fin du XVIe siècle. Une frise noire est de même style que les rinceaux de la façade nord, également du XVIe siècle . Il est probable que le lion, conservé à droite de la porte, est de la même époque.
La paroi ouest
Deux portes à montants et linteau de pierre biseautée flanquent un arc surbaissé, peint en trompe-l'oeil. Une grande draperie bleue est soutenue par deux nymphes qui symbolisent l'abondance générée par le bon gouvernement du Seigneur dont elles soutenaient probablement les armoiries.
En 1993, une cheminée d'époque Louis XV, provenant du château de Vogelshaus, a été installée au centre de cette paroi .
Angle sud-est
Le charpentier qui oeuvre en 1660 respecte un ancien colombage vertical qui fait alterner la poutre étroite avec un remplissage de maçonnerie étroit. Cet élément garde un caractère assez fort pour influencer le décorateur qui reprend, dans ses guirlandes, le motif de lés alternés.
La porte
Aux panneaux carrés, typiques du XVIIe siècle , est décorée d'un double médaillon.
Paroi du couloir : ancienne façade est
Avant les transformations du XVIIe siècle, elle comportait une fenêtre. On remarque encore, sur l'encadrement extérieur de la porte, le linteau biseauté au centre du triplet.
La "Salle du Conseil"
Ancienne "Salle des Chevaliers", cette grande pièce dans la tourelle a gardé intact son décor du XVIIe siècle. Guirlandes bleues et rinceaux ocres, oeuvres de l'atelier Vogelsang, décorent les poutres du plafond.
Le 26 février 1990, les communes de Givisiez, Corminboeuf et Granges-Paccot ainsi que la Paroisse de Givisiez et Granges-Paccot créent une nouvelle structure à but non lucratif, la Fondation Le Manoir. Son but est d’exploiter une résidence pour personnes âgées bénéficiaires de la rente AVS et/ou d’une rente AI ou de prestations analogues et dont l’état de santé physique nécessite ou non de l’aide et des soins pour l’accomplissement des actes de leur vie quotidienne.
Le Manoir ouvre ses portes en 1990 en qualité de home simple et accueille 55 résidants entourés par dix collaborateurs et dix bénévoles. Cinq ans plus tard, dès le 1er janvier 1995, le Manoir propose un suivi médicalisé pour ses résidants. Pour un nombre équivalent de résidants, l’effectif augmente alors à cent collaborateurs et vingt bénévoles. En 2015, la Fondation Le Manoir rachète le bâtiment aux communes.
Partant du constat de l’allongement des listes d’attente, la Fondation Le Manoir a déposé, le 31 mai 2010, une première demande à la Commission des établissements médico-sociaux du district de la Sarine (CODEMS) pour la construction de 40 chambres médicalisées supplémentaires. Après plusieurs années de discussions, c’est finalement la reprise des activités de la Maison Sainte Jeanne-Antide, le 1er janvier 2017, qui a permis aux autorités de délivrer l’autorisation de démarrer le projet de construction des Terrasses du Manoir. Depuis le début 2017, la Résidence Le Manoir accueille désormais 87 résidants – 55 lits au Manoir et 32 lits aux Terrasses – et emploie 147 employés de 13 nationalités différentes.